mardi 23 juin 2009

"Le Tournant" 1ère partie (nouvelle)


Plus qu’on ne le pense, la trajectoire d’un homme est soumise aux rencontres fortuites qui combattent ses projets conscients. On n’est pas ce que l’on veut, les reliefs rugueux du monde imposent la réaction comme mode permanent d’existence. L’identité s’accroche donc à l’instant de chaque choix puis s’évapore lorsque l’évènement finit : pour le reste, le mensonge du solide opère afin de nous éviter l’épuisement de l’incertitude. Grâce à cela, nous bâtissons des vérités rassurantes qui deviennent le bain de notre productivité. Qu’en est-il des vérités effrayantes ? Découvertes, elles s’associent aux monstres qui peuplent les cimetières, les prisons ou les asiles ; souvent, à l’inverse, ces mêmes monstres, prophètes de l’horreur, se taisent et dissimulent les indices d’une réalité que personne ne veut connaître. Il y a des tournants dans la vie qu’il faut savoir négocier…

Voilà ce qu’un jour tu nous as raconté :

« C’était un dimanche, en fin de journée, l’heure de rentrer à Paris. Fin du week-end. Comme d’habitude, j’avais fermé toutes les portes et tous les volets de la maison, éteint toutes les lumières, enclenché l’alarme depuis la buanderie. Fameux rituel, synonyme du retour à la dure réalité, entrepris sur le mode pathétique et souligné par les notes romantiques d’un air de Beethoven. Dans la cour, debout sur le gravier déjà éclairé par la lune hivernale, je sentais se refléter l’éphémère solitude de l’exilé : loin encore pour quelques instants de la vérité citadine, bercé par le temps généreux de la campagne normande. Un coup d’œil sur « Le Verger », splendide et incroyablement calme, amaigri certes par le froid mais lourd d’une beauté qui n’attend que le soleil pour éclore. Sous la grange, je détaillais en silence le désordre du chantier abandonné par les ouvriers : ce tas d’outils et de matériaux annonçait tristement le lundi. Demain, le bruit des hommes viendrait à nouveau troubler ce décor paisible comme celui de mes collègues l’harmonie de mon repos.

Je fis quelques pas autour du carré d’herbe central en traînant les pieds, peu enthousiaste à l’idée de m’assoir dans la voiture froide, vecteur de normalisation, navette express vers le cours normal de la sociabilité, prison roulante au service du camp de travail parisien. L’étendue du domaine, dos à la maison et face à la mare, l’horizon perdu, abandonné encore une fois, bientôt retrouvé. J’ouvris la portière, toujours sans regarder la voiture, puis j’entrai à reculons dans l’habitacle sombre. Dernier check-up : sac, papiers, portefeuilles, clefs, portable… les attributs foireux du MOI actuel. En route. Je décidai de laisser la première chaîne ouverte, celle qui sépare le jardin du clôt des moutons, mais je m’arrêtai dans l’allée pour positionner la barrière en bois qui freinerait les curieux ou les conducteurs voulant faire demi-tour. A l’intersection avec la départementale, dernière étape du départ, je pris un peu plus de temps que d’habitude pour m’assurer que personne ne venait ni de droite, ni de gauche et l’obscurité remarquable rassura ma prudence, je pris la route en direction de Condé-sur-Huisne.

La radio s’était allumée en même temps que le moteur, son volume était beaucoup trop élevé à cause du cd écouté à fond, hier en rentrant des courses. L’instant solennel ne pouvait absolument pas supporter cette musique ridiculement entraînante et je me baissai une seconde pour diminuer le volume, puis éteindre brusquement la machine. Cependant, au moment même où mes yeux quittèrent le bitume, j’abordais le premier virage du trajet et un conducteur surgit à toute vitesse. Dépourvu du délai nécessaire à la manœuvre régulière, mon esprit réagit instinctivement et obligea mes mains à braquer le volant vers la gauche, plus exactement vers le fossé. L’autre avait freiné en dérapant et sa voiture finit par s’immobiliser en travers de la chaussée, les pneus fumant de l’effort. « Accident évité ! », hurla immédiatement mon cerveau plein d’adrénaline. Ouai, j’avais échappé heureusement au choc frontal, et mon pick-up ne semblait pas trop mal engagé dans le fossé car seulement une des roues y avait sombré. Je n’allais pas vite, je n’avais pas eu l’espace pour accélérer : une centaine de mètre nous séparaient de la maison. Bon, je décidai de sortir pour engueuler le chauffard que j’imaginais déjà comme un jeune con bourré, complètement à la masse. A peine remis sur pieds, je me félicitai de ma capacité déductive : le conducteur s’agitait nerveusement en tapant des talons sur le sol et criait des insultes locales. Jeune, con, bourré… Bingo ! Il s’avança vers moi et je commençai à le fixer à la dur pour le dissuader d’entreprendre quoi que ce soit. C’est là qu’un son étrange me fit sursauter : un beuglement strident, venu d’ailleurs, une plainte insupportable que l’on voudrait faire cesser par tous les moyens, l’essence du facteur de stress. Dans la voiture de mon futur agresseur, une gamine d’une vingtaine d’années hurlait à la mort en me dévisageant. Cette charmante demoiselle était très douée pour me trouver des surnoms sympathiques et maniait avec perfection l’art de l’exagération hystérique. Sa figure dégoulinait de larmes qui faisaient briller son teint rouge et gras ; sa bouche bavait largement, ce qui donnait à son chant un trémolo pas complètement inintéressant. Quand elle en arriva à me traiter de « boucher », je mis fin à mes songes : je commençais à être légèrement déçu par la tournure des évènements, passablement agacés par la rencontre des deux individus qui, visiblement, avaient une vision de l’histoire un peu courte.

Mes intentions pacifiques de victime furent rapidement détruites par l’image d’assassin que l’on me tendait ; sans m’en rendre compte j’avais déjà agrippé le col de Monsieur l’emmerdeur et je lui expliquai, de mon point de vue c’était calmement, ma version des faits. Laquelle des deux caisses se trouvait dans le fossé ? C’était pas la peine, sous prétexte que la belle pleureuse exigeait maintenant le sacrifice du coupable, que l’on s’emporte entre hommes, non ?... Si. Jeune, con, bourré, il n’eut pas le temps de s’apercevoir que je ne jouais pas dans la même catégorie et que le poids, ça compte. Me battre, ça m’emmerdait profondément mais les gémissements et les insultes m’emmerdaient plus encore. Je pensais au « camion », le pick-up, qu’il allait falloir sortir du trou, au retour tardif sur Paris, aux explications à donner quand j’arriverais, au putain de lundi… Le mec gisait dans le fossé.

Retour au calme, la brutalité de sa chute lui avait vaguement fait comprendre que ça servait à rien d’insister, pas sa gonzesse. Elle continuait de gueuler que j’allais massacrer son homme, qu’il bougeait plus alors même qu’il se maniait de rejoindre sa tire pour oublier l’épisode. Je les regardai s’éloigner, debout au milieu de la chaussée comme un con. Une minute plus tard, je retrouvai mes esprits et j’entrepris de remettre mon « camion » sur les rails car il était vraiment temps que je me casse. Grâce aux roues motrices à l’arrière, l’opération se révéla plutôt facile d’autant que le froid avait gelé la terre, diminuant drastiquement le risque de s’embourber. Accident terminé, les choses peuvent reprendre le cours formidablement excitant de la normale. Cependant, je remarquai un objet métallique dans le fossé et je descendis voir de plus près, j’avais un drôle de sentiment. Doucement, je plongeai la main dans les herbes et je pus dégager un outil long et tranchant qui devait être une vieille faux abandonnée là par un des paysans du hameau. Si j’y prêtai attention, c’est qu’elle se trouvait à l’endroit exact où s’était étalée ma récente victime, peut-être juste à quelques centimètres de son corps. La lame était positionnée de telle sorte qu’elle l’aurait embroché sans états d’âmes si le chanceux n’avait pas eu de chance…

C’est ce que j’appelle un coup de bol et je restai un long moment songeur devant la faux innocente dont le destin était finalement lié au mien. Coupables, nous l’aurions été tous les deux et je ne pouvais m’empêcher d’imaginer les conséquences d’un tel coup de théâtre, tournant magistral. Père de famille, salaire très correcte, « bonne situation » comme on dit, homme respecté, « en place » ; du jour au lendemain je serais devenu l’infréquentable sac de nerfs qui frappe à la première occasion, sans hésiter à tuer froidement un simple chauffard. Pour quelques centimètres, tout s’écroule, la vérité d’hier devient le mensonge d’une nature assassine dissimulée, le monstre voit le jour et l’identité se fractionne. A cet instant, je contemplai inconsciemment la nuit troublée par le bruit du vent et le feu des étoiles, fasciné par l’apparition des possibles, terrifié par la brèche ouverte dans le voile costaud de la réalité. Pas pour longtemps, car l’ordre s’était maintenu tandis que la faux continuait d’être ce qu’elle était, comme moi. En fait, il ne s’était rien passé. »

Ca, c’est ce que tu nous a raconté…

(LA SUITE AU PROCHAIN EPISODE)

1 commentaire:

  1. En guise de problématique : les fictions des autres valent-elles moins que les nôtres?

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