mercredi 1 juillet 2009

"Le Tournant", 2e partie (nouvelle)

Le bruit me fit sursauter, pas normal, pas logique… Je venais de pousser le fou du volant dans le fossé pour mettre fin à une conversation pénible, pour donner aussi une raison de pleurer à sa nana sortie tout droit de l’asile. « Mauvaise idée », « connerie », « galère », voilà comment ça sonnait dans ma tête, à peine le geste exécuté : étrange comme on est toujours les premiers à sentir qu’on s’est mis dans la merde. Pour le coup, j’avais quelques raisons rationnelles de le croire : le mec bougeait plus du tout ; y’avait pas eu ce bruit sourd du contact corps/fossé mais plutôt un craquement (qui sonnait comme la trompette du destin entamant son air le plus lugubre) ; enfin, le corps inerte ne semblait pas subir les lois terrestres de la gravité et n’était pas retombé au fond du fossé, il était comme fixé, tableau vivant. Pas normal, putain !

Je paniquais. Heureusement que la sirène hurlait toujours derrière moi, sa voix comme un conseil divin : « Grouille-toi ! Bouge-toi ! », merci mon Dieu. L’urgence s’installa. Se rendre compte très vite de la situation, s’approcher, VOIR. Je progressai doucement vers le « cadavre ? », attention pas toucher, je ne voyais presque rien à cause de la nuit et je fis un truc malin : mon oreille collé à la bouche du mec, je voulus vérifier sa respiration. RIEN. Je m’accroupis pour tenter de regarder derrière lui ce qui pouvait bien le fixé ainsi au fossé, une punaise géante ? Une vieille faux de paysan apparemment, pile poil là où je l’avais balancé, pile poil orientée pour tuer le premier qui aurait le malheur d’atterrir à cet endroit suite à une opération brutale. L’outil de mort parfait… ben parfait alors !

C’était calme, le mort faisait pas de bruit et ça me plaisait bien. On fait une connerie et le mec qui pourrait s’en plaindre reste tranquille, allongé dans le fossé à préparer son voyage vers les sous-sols. Moi je bougeais plus depuis longtemps déjà, figé par l’instant et ses milliards de petites conséquences, le mécanisme infernal dont je tenais encore le levier. Moi et lui, face à face, quel con ! J’en avais rien à foutre de cet abruti, rien à branler, on jouait pas sur le même plan et on n’aurait jamais dû se croiser, ou alors comme tout le monde le fait : sans se voir, en respectant le code de la route, éventuellement en se saluant de la main, mais jamais plus que ça. Evidemment c’est quand on CROISE vraiment les gens que la vie se complique et qu’il se passe des CHOSES. Ma tête continuait de parler, pilotage automatique en cas d’urgence, pas trop mal pensé : « Ok mon gars, je vais pas te mentir… la situation n’est plus totalement sous contrôle comme il y a quelques minutes… t’as fait une fausse manip, une putain de fausse manip qui tombe plutôt mal… du coup, il se passe quelque chose et ça, toi comme moi, on n’en a pas l’habitude… va falloir faire des… » J’étais encore sous le choc. Pourtant, ça allait, je veux dire, moralement ça allait, pas coupable, pas assassin, pas monstrueux. C’est comme on dit, « un coup du sort »… pas de bol. Finalement, j’étais prêt même à reprendre le volant et à rentrer direction Paris, la maison, le boulot etc. Je présente mes condoléances à la demoiselle, je lui glisse un petit bifton dans la main en la saluant, je lui explique une dernière fois que je suis quand même vachement désolé de ce « coup du sort » et je me taille. Après tout, c’est comme ça que LOGIQUEMENT, les choses devraient se dérouler. Un petit détail me fit cependant hésiter : le visage de la jeune veuve que j’aperçus en me retournant. Ses yeux imitaient ceux du mort dans le fossé, immobiles et étonnement ouverts, ils me visaient ; sa bouche exprimait en une seule grimace tous les sentiments glauques de l’existence, aucun son ne sortait mais c’était pire que ses hurlements, c’était un silence déchirant les entrailles. En continuant de la regarder, je vis dans son attitude ce que tout le monde verrait désormais : un monstre. J’étais un monstre. Pas dans l’absolu, non, certainement pas. Pourtant qu’est-ce que ça changeait ? C’est quoi la vérité sinon ce qui existe tellement fort que ça nous tombe dessus comme une masse dont on n’arrive jamais à se défaire ? Si cette femme et ceux qu’elles représentent pensent que je suis un monstre, je serai un monstre et s’abattront sur moi tous les attributs de cette vérité.

Je fus le premier à articuler une phrase compréhensible : « Il faut appeler les secours. » Bon début, j’avais réussi à la faire cligner de l’œil. Vite ! Pour des tas de raisons, je me disais qu’il fallait pas traîner… pour appeler les secours… pour tenter de le sauver, d’en donner au moins l’impression… (sauver qui ? comment ? pas clair encore). La maison était vraiment pas loin et là-bas on pourrait téléphoner. Deux secondes plus tard, dans le pick-up, je fis fonctionner mes talents de conducteur expérimenté et je me remis sur la route, YES ! Bon, l’autre avait pas l’air de vouloir bouger autrement que sous la contrainte, qu’à cela ne tienne… Deux secondes plus tard, elle était dans le même état mais posée sur le siège passager de la voiture. Avant de démarrer, je dressai un constat visuel du merdier que j’abandonnais : un cadavre planté sur la lame d’une vieille faux et une voiture en stationnement ultra-gênant. J’aimais pas ce décor, pourtant c’est moi qui m’apprêtais à rameuter le voisinage en téléphonant aux autorités.

Contact. A peine 500 mètres à parcourir et c’était fini. Je roulais doucement, profitant de la nuit et de son parfum rassurant, l’odeur de la suspension momentanée. Quand tout est plongé dans l’ombre, le temps s’arrête et la vie glisse le long de ces quelques bruits égarés, repères fragiles de la continuité. Demain c’est demain, cette nuit n’offrira rien aux évènements du jour car ce qui s’y passe est trouble : ni vraiment faux, ni totalement vrai… on fera les comptes lorsque la lumière créera des yeux. La nuit c’est le choix par excellence, disons qu’on peut prendre son temps. Le jour on ne décide rien, on subit les options tactiques simples et efficaces, on moutonne comme des moutons, on est légume social. La nuit, on est renard et les mécanismes stratégiques s’allongent en de longs fils qui donnent à penser : au moins on peut dire oui ou non. Ai-je dis « oui » ? J’arrivai à l’entrée de l’allée et j’y pénétrai tranquillement quand une sensation étrange s’empara de ma jambe droite. Mon portable, une vibration : putain ! j’ai mon portable sur moi ! Je peux télépho… NON, c’est non que j’ai choisi, téléphoner à la maison, point. Pourquoi ? J’en avais pas la moindre idée sur le moment mais je le sentais comme ça, pas autrement.

« On y est », je lançai à la fille toujours muette, « on appelle les secours et ils seront là en un quart d’heure maximum ». D’accord, pas d’accord ? En tout cas, elle ouvrit sa portière en même temps que moi, synchro. Volontairement, je la laissai se perdre un instant dans le sous-bois juste à côté de l’endroit où je gare la voiture, puis le « c’est par là » d’usage finit par sortir. Sous la grange qui nous séparait de la cour et de la maison, il y a mon atelier. Dans cet atelier, il y a toute une série de petits rangements dans desquels je planque toujours un jeu de clé… j’avais besoin des clés, non ? J’aurais pu tout aussi bien les prendre dans mon sac, sur le siège arrière. J’aurais dû ? Bizarrement, je tâtonnais à l’aveugle pour attraper les clés, pas parce qu’il faisait noir mais parce que mes yeux regardaient dans une tout autre direction. Ils s’intéressaient à l’établi, aux outils posés, à l’ensemble du bordel entreposé ça et là. Mes yeux étaient mirador aussi, verrouillés sur la silhouette étrangère qui attendait à la porte de l’atelier. On peut définitivement faire plusieurs choses à la fois et mon corps était comme coupé en deux, deux réalités qui se cherchent, deux mondes en construction. Soudain, je mis la main sur les clés. Soudain, je mis l’autre main sur mon plus gros marteau. Soudain, je dis : « je les ai ! c’est bon ! ». Soudain, quand ces mots eurent fini de résonner, mon marteau s’enfonça dans le crâne de l’ex-survivante du drame. Soudain, tout fut calme à nouveau comme tout à l’heure en observant ma première victime, les morts ne parlent pas, ne voient rien et n’entendent rien… ils puent à la limite mais il existe des solutions à ce problème. Je commençais à choisir.

(LA SUITE AU PROCHAIN EPISODE)

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